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Membre du Conseil de l’éthique publicitaire, Myriam Boucharenc, Professeur de littérature du XXe siècle à l’université Paris Nanterre, Coordinatrice du programme de recherche LITTéPUB, répond aux questions de l’ARPP sur les relations historiques entre la littérature et la publicité.
Littérature et publicité : cela semble si éloigné aujourd’hui et surprenant voire incompatible. Que peut-on dire de leurs rapports en prenant un peu de recul historique ?
En effet, s’il est un couple illégitime c’est bien celui de la littérature et de la publicité ! Mauvais ménage, liaisons dangereuses… aujourd’hui encore, les formules fleurissent régulièrement dans la presse pour condamner cette alliance contre-nature, toutes les fois où l’on croit la prendre en flagrant délit.
Ce qui est un pur paradoxe, en réalité, pour l’historien. C’est la surprise qui le surprend !
D’abord parce que personne n’ignore tout ce que la publicité doit au recyclage des classiques de la littérature : la devise originelle de Michelin, Nunc est bibendum, provient d’un vers d’Horace, grâce à Jules Verne « Dermastine voyage au centre de la peau », en 2018 Chanel lance son parfum « Bleu » sur deux vers de Claudel (« Il fait bleu il fait bon/Il fait aujourd’hui ») qui sembleraient presque avoir été écrit tout exprès pour lui !
On sait peut-être un peu moins que la publicité a également beaucoup inspiré les écrivains, les poètes modernes surtout, qui l’ont parodiée à foison, à des fins subversives mais aussi ludiques, et de manière souvent jubilatoire, comme ici Raymond Queneau, sensible aux affiches de son temps pour les dessous féminins :
Éros publicité
Fête des mères
Offrez
Bas exciting
Des gens indignés
Pourtant si les mères ne devaient plus exciter
Il n’y aurait que des enfants uniques
Tout seuls avec leur Œdipe
En 1924, Blaise Cendrars, qui avait choisi le nom de Kodak pour titre de l’un de ses recueils de poèmes a dû en changer… ce qui n’a pas été le cas pour L’extraordinaire Voyage du Fakir qui était resté coincé dans une armoire Ikea de Romain Puertolas (Le Dilettante, 2013)…
Si ces pratiques d’emprunts réciproques sont donc loin d’être inconnues, ce que l’on a longtemps ignoré, dans les deux sens de ce terme, ce sont les innombrables contributions, anonymes ou signées des écrivains à la publicité, depuis les premiers temps de la réclame vers 1830, jusqu’à l’actuelle communication de marques…
Pouvez-vous nous en dire davantage sur la place et le rôle de la littérature dans l’histoire de la publicité ?
Rappelons que la réclame fut écrite avant d’être imagée, et qu’elle a originellement puisé sa rhétorique et ses formules dans le répertoire littéraire. Les premières insertions publicitaires dans la presse, les premiers prospectus, étaient volontiers en vers : sonnets de Charles Monselet accompagnant l’envoi d’un coffret cadeau d’échantillons de semoules Feyeux, parodies de La Fontaine par Raoul Ponchon pour les Pastilles Géraudel dans Le Courrier français, ou prenaient la forme de saynètes humoristiques (à la gloire des saucisses Olida, par exemple), etc.
Au tournant du XXe siècle, quand la publicité prend le relais de la réclame, qu’elle commence à se théoriser, à se réguler et à se professionnaliser, les premières agences de publicité recrutent à l’occasion des écrivains comme concepteurs-rédacteurs, tandis que les grandes marques font régulièrement appel aux auteurs de renom pour leurs catalogues, leurs agendas, leurs revues d’entreprises : Edmond Rostand, Jean Anouilh, Cocteau, Giono… mais aussi les académiciens, Paul Valéry, Claudel en personne et tant d’autres écrivains aujourd’hui bien oubliés, André Beucler, Marcel Prévost, Francis de Miomandre… ont trouvé dans ces collaborations, une source de revenus, une forme moderne de mécénat.
Comment expliquez-vous cet oubli, cette occultation dans la mémoire commune ?
C’est d’abord un phénomène très français, la publicité en France ayant peiné et tardé à se faire accepter et à être reconnue en tant que culture à part entière, toujours perçue d’ailleurs comme moins légitime que la culture lettrée. Son histoire même n’a été scientifiquement renseignée par Marc Martin (Trois siècles de publicité en France, Odile Jacob, 1992) que tardivement.
L’occultation provient d’une forme de conspiration du silence : l’institution littéraire a préféré oublier ces encombrantes activités portant atteinte à la sacralité des Belles-lettres comme à l’image romantique de l’écrivain ; les historiens de la publicité n’ont guère fait cas de ce qui leur est apparu comme un phénomène mineur et les publicitaires n’ont jamais beaucoup aimé que l’on empiète sur leur territoire, revendiquant volontiers la spécificité de leur talent. L’absence de dépôt légal pour les plaquettes publicitaires, leur caractère jetable, l’intérêt relativement récent pour la conservation des ephemera… tout cela a également contribué à l’effacement de ce petit pan de notre histoire culturelle.
À partir des Trente Glorieuses, les écrivains peu à peu évincés du domaine de la pub par la diversification médiatique s’en prennent idéologiquement à la publicité. Je ne dis pas qu’il y a là un rapport direct de cause à effet, mais plutôt un phénomène de concomitance historique qu’il serait trop long de développer… On se souvient du roman de Georges Perec, Les Choses, qui annonce nombre d’autres fictions anti-publicité – dont le succès de l’une des plus percutantes – 99 francs – a permis à son auteur de quitter le monde de la pub pour celui de la littérature… mais entre les deux domaines la porosité n’est-elle pas aujourd’hui à son comble ? C’est là un autre sujet, celui de la marchandisation de la littérature annoncée dès le siècle de la réclame par Sainte-Beuve.
Intérêt pécuniaire, intérêt artistique : y a-t-il des différences selon la stature de l’écrivain, selon vous ?
C’est une vaste question… La réponse est nuancée. Les écrivains sont restés très discrets sur les gains qu’ils ont pu retirer de leurs activités publicitaires et nous disposons malheureusement de peu d’archives sur ce point. Ce que nous savons est que les revenus ont été très variables d’une époque l’autre, d’une commande l’autre, en fonction aussi des talents de négociation divers et bien sûr du capital de notoriété de l’auteur. Il ne s’agissait parfois que d’échanges en nature : moyennant quelques textes publicitaires pour Peugeot, Pierre Mac Orlan bénéficiait d’une automobile neuve tous les ans contre reprise de l’ancienne, Colette monnayait sa plume sans états d’âme… On sait aussi que les articles dans les revues d’entreprises payaient mieux que dans les revues littéraires. Si certains ont parfois touché des sommes très confortables, le caractère intermittent des commandes ne pouvait leur permettre d’en vivre et ceux qui étaient salariés, comme Céline qui fit des publicités pour les laboratoires pharmaceutiques dans les années 1920 ou Francis Ponge, qui travailla un temps pour l’OGEP dans les années 50 en tant que simple concepteur-rédacteur, n’étaient pas grassement payés… L’intérêt artistique n’était pas nécessairement au premier plan, même si certains, tel Guitry qui conçut le slogan et l’affiche pour le cacao Eleska, avaient un vrai sens de la publicité. La principale motivation fut souvent d’un troisième ordre : en vantant un produit, l’écrivain faisait en même temps sa « réclame personnelle » comme on disait au XIXe siècle. Comme quoi les écrivains ont un sens du profit que l’on est parfois bien loin de leur prêter !
Le nombre et la nature des commandes étaient assez étroitement liés à la renommée des auteurs et à leur image de marque aussi : Morand s’est ainsi spécialisé dans le secteur touristique, Louise de Vilmorin (les femmes ont été amplement sollicitées) dans les tissus et les parfums, tandis que le Camembert Président s’est tourné vers Frédéric Dard pour un spot télévisé…
Mais il y a parfois des surprises ! Antoine Blondin pour Perrier…
Comment en êtes-vous venue à vous préoccuper du sujet ?
C’est un vrai storytelling… Il est assez rare dans le domaine littéraire que l’on « découvre » un nouveau champ de recherche. Tout a commencé par le plus grand des hasards, il y a une dizaine d’années, alors que je fouillais dans ma bibliothèque je tombe sur une brochure de la Compagnie générale transatlantique de 1937, pour des circuits aux États-Unis et au Canada, signée du poète surréaliste Philippe Soupault (à qui j’ai consacré ma thèse de Doctorat) achetée jadis à un libraire d’ancien et dont j’avais complètement oublié l’existence. En la redécouvrant je fus intriguée : elle ne figurait dans aucune bibliographie de l’auteur et il s’agissait bel et bien d’une brochure publicitaire ! Quelques temps plus tard, je décidai, à l’occasion d’un colloque, de pousser un peu l’investigation et trouvais d’autres exemples de semblables textes d’écrivains du premier XXe siècle sur divers supports publicitaires… Je me souviens très bien de la stupéfaction un peu condescendante que provoqua ma communication auprès du public universitaire, à l’exception de l’historien Jean-Yves Mollier dont les hochements de tête approbateurs m’encouragèrent dans cette voie dissidente ! Un précieux numéro de la revue Poésie 1 (Les poètes et la publicité, n°112-114, novembre-décembre 1983), finit de me convaincre du caractère non pas exceptionnel mais courant de ces pratiques. C’est alors que la chercheuse Laurence Guellec me contacta, qui dans le même temps avait fait de son côté le même cheminement, s’agissant du XIXe ! À nous deux, ce sont deux siècles d’histoire croisée de la littérature et de la publicité qui s’ouvraient. En 2014, nous avons déposé une « ANR », autrement dit un projet de recherche destiné à obtenir un financement de l’Agence nationale de la Recherche : LITTéPUB (« Littérature publicitaire et publicité littéraire de 1830 à nos jours »). La sélection est drastique, surtout en sciences humaines, mais notre projet a été retenu. Une équipe de recherche s’est créée, une bibliothèque numérique de plus de 2000 documents exhumés dans différents fonds d’archives partenaires du programme est sur le point d’être mise en ligne sur le site littepub.net. Le congrès de clôture de LITTéPUB se déroulera du 11 au 14 juin 2019 à l’Académie Royale de Belgique, auquel participe l’ARPP qui nous a donné l’occasion de faire connaître nos travaux parmi les acteurs professionnels.
Je suis aussi attachée à cette recherche parce qu’elle résulte d’une jolie histoire de sérendipité, de hasard objectif et de passion contagieuse !